Contre-arguments à la motion M-312 : « La servante écarlate »

Par Joyce Arthur, Directrice générale, Coalition pour le droit à l’avortement au Canada (ARCC-CDAC ; www.arcc-cdac.ca)

Le 29 mars 2012

Table des matières

Résumé

Contexte

  1. La Cour suprême a déjà décidé de cette question
  2. Traiter les fœtus comme des personnes ouvre la porte à des poursuites pénales contre les femmes enceintes qui vivent des problèmes
  3. L’avortement ne peut être criminalisé sans enfreindre les droits constitutionnels des femmes
  4. Cette motion est une manifestation de misogynie
  5. Woodworth a interprété de façon erronée le paragraphe 223 1) du code criminel
  6. Le problème que la motion est censée résoudre n’existe pas
  7. Woodworth utilise un langage trompeur
  8. Woodworth commet l’erreur de logique d’une « pétition de principe »

Conclusion

Notes finales

Résumé

La motion M-312 a pour seule motivation une idéologie anti-avortement. Son but est de conférer le statut de personne aux fœtus afin de recriminaliser l’avortement. M‑312 constitue un gaspillage de temps et de l’argent des contribuables, étant donné qu’elle soulève des questions sur lesquelles la Cour suprême du Canada a déjà statué. En outre, il n’existe aucun problème avec la loi existante ou la pratique médicale actuelle. En accordant le statut juridique d’être humain aux fœtus, on minerait gravement les droits constitutionnels garantis aux femmes par la Charte des droits et libertés, non seulement pour celles qui ont besoin d’un avortement, mais aussi les droits de toutes les femmes enceintes. En effet, une telle loi ouvrirait la porte à des poursuites contre des femmes enceintes soupçonnées de porter n’importe quel préjudice à leur fœtus, en semant la confusion quant à l’application des lois et des politiques sur la protection de l’enfance au fœtus en tant que personne de plein droit. Enfin, la motion elle-même est irrecevable car elle repose sur des interprétations erronées du Code criminel et utilise un langage trompeur et des erreurs de logique.

Contexte

Le paragraphe 223(1) du Code criminel du Canada[1], dans la section intitulée « Homicide », énonce ce qui suit: « Un enfant devient un être humain au sens de la présente loi lorsqu’il est complètement sorti, vivant, du sein de sa mère, (a) qu’il ait respiré ou non ; (b) qu’il ait ou non une circulation indépendante ; ou (c) que le cordon ombilical soit coupé ou non. »

En décembre 2011, le député Conservateur Stephen Woodworth (Kitchener Centre) a lancé une campagne médiatique visant à promouvoir son idée selon laquelle la définition de l’être humain inscrite au paragraphe 223(1) du Code criminel est vieille de 400 ans et devrait donc être modifiée en prenant en compte les connaissances médicales modernes pour déterminer si les fœtus devraient désormais être définis légalement comme « êtres humains ». Un comité parlementaire a accepté le 12 mars que sa motion à cet effet, M-312,[2] soit soumise à la Chambre des communes, avec une discussion d’une heure sur le 26 avril. Une deuxième heure de débat parlementaire, qui aura lieu le 8 juin, a été inscrite au programme de la Chambre des communes, et le vote aura lieu le 13 juin (date sujette à modification).

M-312 réclame la convocation d’un Comité parlementaire spécial, qui serait chargé de répondre à quatre questions:

(i)    quelles preuves médicales existent permettant de démontrer qu’un enfant est ou n’est pas un être humain avant le moment de la naissance complète?,

(ii)   la prépondérance des preuves médicales est-elle cohérente avec l’énoncé du paragraphe 223(1) selon lequel un enfant ne devient un être humain qu’au moment de sa naissance?,

(iii)  quels sont l’effet et les conséquences juridiques du paragraphe 223(1) sur les droits humains fondamentaux d’un enfant avant le moment de la naissance complète?,

(iv) de quelles options disposent le Parlement dans l’exercice de son autorité législative en accord avec la Constitution et les décisions de la Cour suprême du Canada pour affirmer, modifier ou remplacer le paragraphe 223(1)?

1. La Cour suprême a déjà décidé de cette question

Plusieurs précédents légaux ont déjà abordé les questions soulevées par la motion du député Woodworth, particulièrement: Tremblay c. Daigle,[3] Dobson c. Dobson,[4]Winnipeg Child & Family Services c. Ms.G.(D.F.),[5]Borowski c. Procureur général du Canada,[6] et R. c. Morgentaler.[7] Ces décisions ont conclu ou fait valoir que le fœtus n’a jamais été une personne et qu’il n’a jamais été inclus dans la signification de « chacun » dans la Charte canadienne des droits et libertés, qu’un fœtus doit être né vivant pour bénéficier de droits (le critère de « naissance vivante »[8]), et que la loi a toujours considéré une femme enceinte et son fœtus comme formant un seul être humain aux termes de la loi. Cela est dû au fait que la vie d’une femme et celle de son fœtus, intimement liées, ne peuvent être considérées séparément, et que le fait d’accorder des droits au fœtus imposerait à la femme enceinte une obligation de diligence qui entraînerait des atteintes poussées et inacceptables à son intégrité physique, à son droit à la vie privée et à son autonomie. (Voir les notes finales pour des extraits pertinents de ces décisions.)

Même si le Parlement pourrait, en théorie, revenir sur cette question et adopter des lois pour restreindre l’avortement ou accorder des droits aux fœtus, il est très peu probable que de telles lois résistent à un examen constitutionnel devant les tribunaux, pour les raisons citées ci-dessus et parce que des lois s’appliquant uniquement aux femmes et non aux hommes sont automatiquement discriminatoires. En outre, aucun gouvernement depuis le gouvernement Conservateur de M. Mulroney en 1990 n’a osé essayer de faire adopter une nouvelle loi sur l’avortement, puisque c’est un moyen assuré de perdre le pouvoir. Le Canada est un pays majoritairement pro-choix. Le premier ministre Stephen Harper ne veut pas rouvrir le débat sur l’avortement, car il sait que cela engluerait son gouvernement dans la controverse et lui coûterait probablement les prochaines élections.

2. Traiter les fœtus comme des personnes ouvre la porte à des poursuites pénales contre les femmes enceintes qui vivent des problèmes

Aux États-Unis, les fœtus ont le statut de personne dans au moins 38 États,[9] en général via des lois sur « l’homicide fœtal », censées viser des tiers qui s’en prendraient à des femmes enceintes. En pratique, cependant, ces lois sont utilisées surtout pour justifier les poursuites pénales en protection de la jeunesse contre des femmes enceintes[10] accusées de maltraitance en raison d’abus d’alcool ou de drogues, pour avoir refusé une césarienne, pour avoir accouché d’un bébé mort ou même fait une tentative de suicide. Ces poursuites injustes et cruelles tendent à éloigner les femmes enceintes des soins prénataux et peuvent même les motiver à avorter. Elles transforment aussi les femmes en citoyennes de seconde zone dont les droits sont subordonnés à ceux de leur fœtus, comme on peut le voir avec les femmes emprisonnées aux USA pour des « crimes » pour lesquels personne d’autre n’est incriminé.

Des mesures similaires pourraient être imposées au Canada si les fœtus se voyaient attribuer des droits. Des éléments anti-choix des forces de l’ordre ou de l’appareil judiciaire pourraient exploiter les lois de protection de la jeunesse pour soumettre les femmes à des poursuites criminelles pour avoir porté préjudice à leur fœtus ou l’avoir « assassiné » si un problème se présente lors d’une grossesse désirée. Cela pourrait même ouvrir la porte à des enquêtes sur les femmes qui font une fausse couche ou ont un enfant mort-né, ou vivent d’autres complications mettant en danger le fœtus. Comme aux USA, les femmes ciblées seraient surtout les femmes racisées et à faibles revenus. 

La motion du député Woodworth soulève le même type de problèmes que ceux qui ont électrisé le mouvement des femmes au Canada en 2008 quand la « Loi sur les enfants non encore nés victimes d’actes criminels » a franchi l’étape de la deuxième lecture.[11] Cette loi aurait traité un fœtus comme une personne distincte au plan juridique lorsqu’une femme enceinte était victime d’une attaque. À ce moment, l’organisation National Advocates for Pregnant Women, basée aux USA, a préparé un dossier de 15 pages pour l’ARCC-CDAC,[12] documentant les centaines de cas de poursuites injustifiées de femmes enceintes aux USA (on en trouve de nouveaux exemples sur leur site web: www.advocatesforpregnantwomen.org.) Cette organisation remarque aussi que: « Des milliers d’autres femmes ont été soumises à des interventions punitives et contre-productives de la part d’organismes de protection de la jeunesse qui traitent certains gestes et expériences des femmes durant la grossesse comme des preuves de négligence ou de violence envers leur enfant. »[10]

3. L’avortement ne peut être criminalisé sans enfreindre les droits constitutionnels des femmes

Depuis le milieu des années 1980, les femmes disposent de droits constitutionnels établis au Canada, conformément à notre Charte des droits et libertés, y compris le droit à la vie, la liberté, à la sécurité physique, à la liberté de conscience et à l’égalité. Ces droits sont tous directement impliqués dans les décisions que prennent les femmes concernant la grossesse. Par contraste, les fœtus n’ont pas de droits juridiques et ne peuvent pas s’en voir conférer, puisque la coexistence de deux êtres dans un même organisme créerait un grave conflit de droits. En fait, si les fœtus avaient un statut de personne, les femmes enceintes perdraient le leur.

Il est insensé et cruel de restreindre ou interdire l’avortement, puisque accorder des droits aux fœtus ou interdire l’avortement ne contribue en rien à protéger « ceux qui ne sont pas encore nés » ou les femmes. Partout dans le monde où l’avortement est illégal, il existe des réseaux clandestins d’avortement bien développés; en fait l’avortement est généralement plus fréquent dans les pays où il est interdit que là où il est légal. Presque la moitié des avortements pratiqués dans le monde (49% de 43,8 millions[13]) sont pratiqués dans des conditions de fortune et, pour la plupart, illégaux. Environ 47 000 femmes en meurent chaque année dans les pays en développement, et 5 millions d’autres femmes se retrouvent hospitalisées.[14]

Aux USA, où l’avortement est maintenant sévèrement restreint, les femmes doivent parcourir des centaines de kilomètres pour avoir accès à l’intervention, elles doivent sacrifier l’argent de leur loyer ou de leur nourriture pour la payer, s’adresser à des juges pour en obtenir l’autorisation, écouter de la propagande anti-avortement, défiler entre des militants anti-choix agressifs et violents et il leur arrive de devoir rester assises des heures dans leur voiture sur le parking de la clinique en raison d’une alerte à la bombe. C’est dire que la plupart des femmes feront tout ce qu’il faut pour obtenir un avortement[15], peu importe la difficulté ou les risques en cause.

4. Cette motion est une manifestation de pure misogynie

Cette motion reflète un profond manque de respect et de confiance envers les femmes, et un refus total de leurs droits et de leur mieux-être. Comme le reste du mouvement anti-avortement, Woodworth ne témoigne pas de la moindre reconnaissance des droits humains des femmes, ou du tort que causerait aux femmes enceintes le fait de conférer des droits aux fœtus . 

L’histoire et la médecine établissent de façon amplement documentée les résultats négatifs, souvent catastrophiques, qu’ont les interventions restrictives des États face aux droits reproductifs des femmes dans l’intérêt de la « protection » des fœtus ,[16] [17] des mesures adoptées comme si les femmes étaient des incapables ou des irresponsables. Pourtant, la seule personne à même de prendre des décisions en toute conscience et connaissance de cause pour un embryon ou un fœtus est la femme enceinte elle-même. Le seul rôle de l’État devrait être de garantir que les femmes ont les ressources et le soutien dont elles ont besoin pour composer au mieux avec une grossesse – ce qui peut parfois inclure un recours à l’avortement. Nous pouvons faire confiance aux femmes pour savoir ce qui est le mieux pour leurs familles et elles-mêmes, ce qui veut dire qu’il n’y a aucun besoin de relancer un débat sur l’avortement au Canada.

En outre, cette motion perpétue le besoin patriarcal de contrôler les femmes et la reproduction en cherchant à reléguer les femmes à un rôle maternel. Le projet du mouvement anti-avortement est d’interdire à la fois le contrôle des naissances et l’avortement et de forcer les femmes à avoir des enfants à répétition, contre leur gré, sans aucune considération des graves problèmes médicaux et sociaux que cela créerait pour les femmes, les enfants et la société. L’objectif patriarcal qui sous-tend cette vision est de tenir les femmes trop occupées à élever des portées d’enfants pour avoir le temps de gagner quelque influence dans l’arène politique, laissant tout le pouvoir entre les mains des hommes. Cette idéologie nataliste est aussi fortement liée au militarisme, car les pays bellicistes ont besoin de chair à canon. Dans cette pensée patriarcale, les besoins et les droits des femmes sont sans conséquence, voire même « mauvais », ce qui explique peut-être pourquoi Woodworth et les gens comme lui ne leur vouent aucun respect.

5. Woodworth a mal interprété le paragraphe 223(1) du code criminel

L’une des principales prétentions du député Woodworth est que la définition de l’être humain inscrite au paragraphe 223(1) du Code criminel est dérivée de la common law britannique, vieille de 400 ans.[18] Il explique qu’en 1642, Sir Edward Coke a écrit dans son ouvrage The Third Part of the Institute of the Laws of England que « les enfants avant la naissance n’étaient pas considérés comme des êtres humains avant qu’ils soient nés vivants. »

Cependant, le paragraphe 223(1) n’était d’aucune façon une incorporation aveugle de l’énoncé de Coke (qui faisait partie d’un commentaire et non d’une loi). La définition de la vie humaine inscrite au Code criminel a été adoptée en 1892 et placée dans la section Homicide, apparemment pour spécifier la différence entre l’avortement et l’infanticide.[19]En effet, le Canada avait adopté en 1869 des lois restreignant l’avortement, basées sur un texte de loi britannique de 1803, et l’article 223 y a été ajouté plus tard pour faire une distinction stratégique sur le moment où un fœtus devient un enfant, dans le but de clarifier ces lois. Donc, la prétention du député Woodworth que nous subissons une définition injustement obsolète de la vie humaine tient à des affirmations trompeuses sur les fondements de la loi canadienne.[20] Néanmoins, cette définition de l’« être humain » vieille de 400 ans à laquelle il s’en prend a fait ses preuves avec le temps. Elle s’accorde très bien avec notre système contemporain de droits humains, dans lequel les femmes ont droit à l’égalité aux yeux de la loi.

M. Woodworth prétend aussi que le Code criminel ne protège pas les fœtus en cours de naissance. Pourtant le paragraphe suivant, 223(2), énonce clairement: « Commet un homicide quiconque cause à un enfant, avant ou pendant sa naissance, des blessures qui entraînent sa mort après qu’il est devenu un être humain. » Il semblerait que cette section du Code atteint déjà l’objectif du député Woodworth, surtout si l’on considère qu’un enfant en cours de naissance n’a même pas besoin de respirer ou d’avoir une circulation autonome pour être défini comme un être humain, conformément au paragraphe 223(1).[21]

6. Le problème que la motion est censée résoudre n’existe pas

La loi existante et la pratique médicale actuelle ne présentent aucun problème qu’il serait nécessaire de résoudre. Le député Woodworth semble faire une fixation sur l’absence de droits juridiques des fœtus de 9 mois qui s’apprêtent à naître, dans l’espoir d’au moins obtenir des restrictions contre les avortements tardifs. Activiste anti-choix fervent, Woodworth croit probablement la propagande (fausse, mais ô combien souvent répétée) qui prétend qu’au Canada, les femmes peuvent facilement avorter, pour n’importe quelle raison, jusqu’au moment de la naissance. En fait, les avortements pratiqués après 20 semaines sont rares au Canada – elles se résument presque toutes à des cas d’anomalie fœtale où il ne pourrait y avoir de survie après la naissance.[22] Les médecins se plient à une politique de l’Association médicale canadienne[23]qui recommande de ne pratiquer l’avortement sur demande que jusqu’à 20 semaines de gestation et, après ce délai, seulement dans des « circonstances exceptionnelles ». Les traitements médicaux sont tous assujettis à des politiques professionnelles, des protocoles médicaux et à la discrétion des médecins – plutôt qu’au droit civil ou pénal – et l’avortement ne devrait pas subir de traitement particulier.

Si les avortements tardifs étaient interdits en loi, cela pénaliserait les femmes qui sont dans les circonstances les plus tragiques en rendant difficile ou impossible pour elles l’accès à un avortement dont elles ont désespérément besoin. Cela n’empêche pas le député Woodworth de tenter d’apeurer la population canadienne avec sa description grotesque de fœtus qui devraient être protégés contre l’avortement tant que leur petit orteil n’est pas complètement sorti en fin d’accouchement.

7. Woodworth utilise un langage trompeur

La motion de Woodworth et toute sa campagne sont basées sur une confusion fondamentale entre les aspects médicaux et biologiques de « ce qu’est un être humain » et les aspects juridiques et sociaux du statut de personne. Les fœtus sont « humains » au sens biologique en ce qu’ils ont des tissus et de l’ADN humains, mais ce ne sont pas des « personnes » au sens juridique ou social. Un fœtus n’a pas d’existence individuelle, car il vit à l’intérieur du corps d’une femme et dépend entièrement d’elle (et de personne d’autre) pour sa survie. Il ne possède pas certains aspects essentiels d’une personne, comme la capacité de ressentir des émotions humaines, d’interagir avec d’autres ou d’exercer des droits constitutionnels. Le statut de personne est un concept de construction sociale et juridique et il n’est conféré qu’à la naissance pour des raisons très pratiques et évidentes. Comme la Cour suprême l’a dit dans sa décision dans l’affaire Tremblay c. Daigle[24]: « La classification juridique et la classification scientifique du fœtus sont deux démarches différentes. »

Mais peu importe le statut biologique ou médical du fœtus, les femmes ont de toute manière besoin d’avortements et y recourent, afin de protéger leur vie, leur santé et celle de leur famille. Les femmes ne décident pas d’avoir un avortement parce qu’elles pensent que le fœtus n’est qu’un « amas de cellules », ni même parce que « c’est leur droit ». Elles ont des avortements parce qu’elles ne sont pas encore prêtes à subvenir aux besoins d’un enfant ou parce qu’elles ne veulent pas avoir de bébé. Elles ont des avortements parce que leur partenaire est violent ou parce qu’elles vivent dans la pauvreté. Et elles vont chercher ces avortements malgré les restrictions légales ou autres obstacles. Les femmes enceintes savent très bien ce qui grandit en dedans d’elles-mêmes et c’est pourquoi elles essaient d’interrompre une grossesse non voulue aussi tôt qu’elles le peuvent, pour ne pas voir venir au monde un être dont elles ne pourront pas s’occuper. Ces décisions sont responsables et réfléchies, et elles n’ont rien à voir avec un manque d’égards pour la vie du fœtus – au contraire, elles font preuve d’un respect pour le droit de chaque enfant à être désiré et disposer du soutien nécessaire.

8. Woodworth commet l’erreur logique d’une « pétition de principe »

Le sophisme principal de la vision du monde anti-avortement est de partir l’idée selon laquelle les fœtus sont des « êtres humains » et qu’ils doivent donc avoir des droits, alors que c’est bien ça la question en jeu – une question sur laquelle il ne peut y avoir de consensus. Woodworth fait la même erreur que le reste du mouvement anti-avortement, apparemment complètement inconscient de l’absurdité de ses propos. Par exemple, on peut constater sur Google qu’il a fréquemment dit dans les médias (en anglais): « N’acceptez aucune loi qui prétend que certains êtres humains ne sont pas des êtres humains! » Comme le dit la journaliste Heather Mallick, c’est « un parfait exemple du sophisme peu compris que l’on désigne sous le nom de « pétition de principe ». Il répond à une question en reprenant le même énoncé, mais comme si c’était un fait plutôt que la question en litige. Une fois qu’un fœtus peut respirer de lui-même, ce n’est pas seulement un être humain: il est, pour Woodworth, déjà très vieux. »[25]

La question de savoir si un fœtus est un « être humain » au sens moral et philosophique relève nécessairement d’une décision subjective; c’est donc une affaire d’opinion, et il appartient seulement à la femme enceinte d’en décider. Comme on l’a vu au point 7 ci-dessus, les fœtus ne sont certainement en aucun cas des personnes au sens juridique. Même si on les déclarait des « êtres humains » au sens biologique et médical, cela ne changerait rien à la nécessité pratique de ne leur conférer qu’à la naissance le statut légal de personne.

Par ailleurs, Woodworth ne cesse d’utiliser le mot « enfant » pour parler d’un fœtus, ce qui n’est qu’un nouvel artifice de sa pétition de principe, pour essayer d’amener les gens à confondre fœtus et enfants et donc accepter que les fœtus devraient avoir des droits. Le mot fœtus est le terme médical correct, et il désigne « le jeune non-né, de la fin de la huitième semaine après la conception jusqu’au moment de la naissance ». Le mot « enfant », lui, désigne « une personne, quel que soit son sexe, entre la naissance et l’adolescence ». Même si le mot « enfant » est souvent utilisé de manière informelle pour parler de fœtus, il s’agit d’un usage colloquial qui n’a pas de place légitime dans le droit contemporain ou dans la médecine – et donc dans la motion du député Woodworth.

Conclusion

La motion de Woodworth est un gaspillage patriarcal de temps et d’argent, et son souci des fœtus au détriment des droits et de la sécurité des femmes enceintes est réellement dangereux. Il a déjà dit: « Les lois justes doivent être basées sur des données exactes, pas sur des lignes arbitraires déconnectées de la réalité. S’il n’y a pas de critères objectifs pour décider qui est un être humain, le statut de personne et les droits fondamentaux associés peuvent être définis à volonté par n’importe quelle personne ou groupe qui détient du pouvoir. »[26] Woodworth prétend que faire commencer le statut de personne à la naissance constitue une « ligne arbitraire » sans « critères objectifs », comme si le fait biologique de la dépendance totale du fœtus à l’organisme d’une femme, contrairement au nouveau-né, était insignifiant ou même imaginaire. Cela constitue un profond manque de respect et une insulte aux femmes et à leur capacité à porter des enfants. Paradoxalement, c’est Woodworth lui-même qui, dans son rôle de parlementaire élu, est la personne détentrice de pouvoir qui essaie de définir arbitrairement et subjectivement un fœtus d’une manière qui aurait pour effet de miner ou nier le statut juridique de personne d’une classe de gens déjà vulnérables – les femmes enceintes. C’est pourquoi nous avons surnommé son initiative de Motion « La Servante Écarlate. »

Notes finales

1.    Code criminel du Canada. Au: http://www.laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/C-46/page-108.html .

2.    Woodworth, Stephen. Motion 312. Au: http://www.stephenwoodworth.ca/canadas-400-year-old-definition-of-human-being/motion-312

3.    Tremblay c. Daigle. 1989. 2 R.C.S. 530 à 567. Au: http://scc.lexum.org/fr/1989/1989rcs2-530/1989rcs2-530.html . Le tribunal a conclu que « les articles du Code civil invoqués par l’intimé ne reconnaissent généralement pas au fœtus la personnalité juridique. Le fœtus n’est traité comme une personne que dans les cas où il est nécessaire de le faire pour protéger ses intérêts après sa naissance. » Aussi: « l’expression « être humain » à l’art. 18 n’est pas destinée à comprendre le fœtus » – une conclusion « que plusieurs auteurs appuient ». Et: « … plusieurs tribunaux anglo-canadiens … ont uniformément conclu que, pour avoir des droits, le fœtus doit naître vivant. »

4.    Dobson (Tuteur à l’instance de) v. Dobson. 1999. 2 R.C.S. 753. Au: http://scc.lexum.org/fr/1999/1999rcs2-753/1999rcs2-753.html « Les tribunaux canadiens, s’appuyant sur une fiction juridique, ont reconnu au fœtus la personnalité juridique, à tout le moins dans certains cas, en vue de protéger ses droits futurs. » Et: « La femme enceinte et le fœtus constituent une seule personne physique, en ce sens qu’elle porte le fœtus en elle-même. Il est à prévoir que tout comportement de la femme enceinte est susceptible d’affecter le fœtus. … L’unité physique de la femme enceinte et du fœtus signifie que l’imposition d’une obligation de diligence équivaudrait à compromettre sérieusement la vie privée et l’autonomie de la femme enceinte. »

5.    Winnipeg Child and Family Services (Northwest Area) v. G. (D.F.). 1997. 3 R.C.S.. 925. Au: http://csc.lexum.org/fr/1997/1997rcs3-925/1997rcs3-925.html . « Avant la naissance, la mère et l’enfant qu’elle porte ne font qu’un en ce sens que [traduction] « [l]a vie du fœtus est intimement liée à celle de la femme enceinte et ne peut être considérée séparément ». Ce n’est qu’après la naissance que le fœtus acquiert une personnalité distincte. Par conséquent, le droit a toujours considéré que la mère et l’enfant qu’elle porte ne formaient qu’une seule et même personne. »

6.    Dunsmuir, Mollie. 1998. Avortement: Développements constitutionnels et juridiques. Au: http://www.publications.gc.ca/Collection-R/LoPBdP/CIR/8910-f.htm . Borowski c. Procureur général du Canada: La Cour d’appel de la Saskatchewan a étudié l’histoire du fœtus en common law et le libellé de la Charte et a conclu que le fœtus n’avait jamais été une personne ni fait partie de « chacun » au sens de la Charte. (La Cour suprême a déclaré que la cause était sans objet en raison de l’arrêt Morgentaler.)

7.    Regina c. Morgentaler. 1988. 1 R.C.S., 30. Au: http://scc.lexum.org/fr/1988/1988rcs1-30/1988rcs1-30.html . R. c. Morgentaler: « L’objectif consistant à protéger le fœtus ne justifierait pas, à mon avis, une atteinte au droit à la sécurité des femmes enceintes aussi grave…» De plus, Madame la juge Wilson a dit que l’État ne peut traiter une femme « comme un moyen » en laissant d’autres décider « de l’éventuelle utilisation de son corps pour alimenter une nouvelle vie ».

8.    Aux termes de la règle de common law « né vivant » (http://en.wikipedia.org/wiki/Born_alive_rule), des droits peuvent être accordés au potentiel que constitue le fœtus, mais ces droits ne se matérialisent qu’à la naissance. La femme continue à être la seule entité légale jusqu’à la naissance de son enfant. La règle de « né vivant » et l’unité formée par une femme enceinte et son fœtus sont des principes juridiques solidement établis dans la jurisprudence canadienne.

9.    National Conference of State Legislatures. 2010. Fetal Homicide Laws. Au: http://www.ncsl.org/issues-research/health/fetal-homicide-state-laws.aspx

10.  National Advocates for Pregnant Women. N.d. Punishment of Pregnant Women. Au: http://www.advocatesforpregnantwomen.org/issues/punishment_of_pregnant_women/

11.  Coalition pour le droit à l’avortement au Canada. 2008. Le projet de loi C-484 met en péril le droit à l’avortement et les droits des femmes en donnant au fœtus un statut de personne. http://www.arcc-cdac.ca/fr/backrounders/refutation-ken-epp.pdf  Voir aussi notre Prise de position No 57: L’argument contre les lois de meurtre fœtal Au: http://www.arcc-cdac.ca/fr/postionpapers/57_contre-lois-meurtre-foetal.pdf  

12. National Advocates for Pregnant Women. 2008. Lessons from the U.S. Experience with Unborn Victims of Violence Laws. Au: www.arcc-cdac.ca/action/LessonsfromUS.pdf

13.  Sedgh, Gilda, et al. (2012). « Induced abortion: incidence and trends worldwide from 1995 to 2008 », The Lancet, Vol. 379, No 9816, pp. 625-632. Au: http://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736%2811%2961786-8/fulltext?_eventId=login

14.  Guttmacher Institute. Février 2011. Facts on Induced Abortion Worldwide. Au: http://www.guttmacher.org/pubs/fb_IAW.html

15.  Whole Woman’s Health. 2012. Official Press Release Regarding the Texas Sonogram Bill. Au:http://wholewomanshealth.wordpress.com/2012/01/13/whole-womans-health-official-press-release-regarding-the-texas-sonogram-bill/

16.  Cohen, Susan A. Cohen. 2009. « Facts and Consequences: Legality, Incidence and Safety of Abortion Worldwide », Guttmacher Policy Review, Vol. 12, No 4. Au: www.guttmacher.org/pubs/gpr/12/4/gpr120402.html

17.  Arthur, Joyce. 2009. The Case for Repealing Anti-Abortion Laws. Au: www.arcc-cdac.ca/press/repeal.pdf

18.  Woodworth, Stephen. February 6, 2012 Press Conference Remarks. Au: www.stephenwoodworth.ca/canadas-400-year-old-definition-of-human-being/february-6-2012-press-conference-remarks 

19.  Backhouse, Constance. 1983. « Involuntary Motherhood: Abortion, Birth Control and the Law in Nineteenth Century Canada ». Windsor Yearbook of Access to Justice 3 (1983), pp 61-130, 112.

20.  Johnson, Natalie. 2012. « Obstacles to Justice: A Response to an Attempt to Reopen the Abortion Debate », (Article non publié pour le cours de Property Law 181, Queen’s Law, Queen’s University, Kingston (Ontario). n.johnson[a]queensu.ca)

21.  Cawthorne, Jane. 17 mars 2012. « A letter against Woodworth’s anti-choice motion » www.abortionmonologues.blogspot.ca/2012/03/letter-against-woodworths-anti-choice.html. (Note: La Cour suprême a interprété les termes « durant ou pendant sa naissance » comme signifiant immédiatement avant une naissance vivante: R c. Sullivan etLeMay, [1991], 1 R.C.S. 489. http://scc.lexum.org/fr/1991/1991rcs1-489/1991rcs1-489.html)

22.  Arthur, Joyce. 2008. « Le Canada n’a pas besoin d’une loi sur l’avortement », L’Activiste, automne 2008, p.7. http://www.arcc-cdac.ca/newsletters/autumn-2008.pdf  

23.  Association médicale canadienne. 1988. Politique de l’AMC sur l’avortement provoqué. http://policybase.cma.ca/dbtw-wpd/PolicyPDF/PD88-06F.pdf .

24.  Tremblay c. Daigle. 1989. 2 R.C.S. 530 à 567. Au: http://scc.lexum.org/fr/1989/1989rcs2-530/1989rcs2-530.html .

25.  Mallick, Heather. « Tory MP Stephen Woodworth wants quick ruling on human rights for fetuses », Toronto Star. 7 février 2012. www.thestar.com/opinion/editorialopinion/article/1127747–tory-mp-stephen-woodworth-wants-quick-ruling-on-human-rights-for-fetuses

26.  Wherry, Aaron. ‘Don’t accept any law that says some human beings are not human beings.’ Maclean’s Magazine, 6 février 2012. www2.macleans.ca/2012/02/06/dont-accept-any-law-that-says-some-human-beings-are-not-human-beings/